#897 – Le jour où on devrait s’habituer à la fin du monde

07 mai 2014 0 Permalink 21

Alors maintenant, carrément, c’est l’allergie. Si ça n’était pas autant handicapant, je pourrais éventuellement trouver ça marrant.

Il fait beau ce soir, la ville est jolie dehors. Calme. J’ai passé trois coups de fil et annulé tous les plans. J’attends. C’est quand même un drôle de coup qu’elle soit partie, même à 101 ans, et un gros morceau d’enfance avec, et je me souviens qu’elle m’intimidait drôlement – alors qu’on me dit aujourd’hui qu’elle était fantasque et bienveillante, ha bon, sérieusement ?

C’est étrange de réaliser combien j’ai imaginé les histoires et les gens à partir d’anecdotes racontées par d’autres. Mon sport préféré.

Prenez Mathieu – qui n’existe pas, restons un peu pudique pour une fois.

Il n’était pas dans la Pontiac le jour de l’accident, ses parents l’avaient laissé pour trois jours à la campagne avec ses grands-parents. Il y est finalement resté quatre ans, le temps que sa mère se réveille et récupère, le temps qu’on le préserve à peu près de la grande tragédie – la mort de son père, la douleur, le cataclysme, l’avenir incertain, les projets remis à demain. De temps en temps, on l’envoyait à Paris dans la famille paternelle. Il n’aimait pas trop. Parce qu’on le traitait comme un petit prince, mais qu’il entendait toujours la tristesse, parce qu’on l’aimait beaucoup mais qu’on l’aurait encore mieux aimé blond aux yeux verts comme son père, voyez-vous.

Mathieu est brun et bouclé comme sa mère, ses yeux ont la couleur des noisettes et il a des lunettes. Toujours comme sa mère, mais à cette époque il l’ignorait : il ne voyait sa mère que les yeux fermés et certainement sans lunettes, puisqu’elle dormait. Le jour où on lui a annoncé qu’elle était réveillée, il avait six ans et ça l’a un peu ennuyé de devoir aller voir trop souvent « la dame à qui il faut dire maman ? »

Des mères il en avait d’autres, plein, ses tantes adolescentes, ou déjà mariées. Ses grands-mères, ses grandes-tantes, ses grandes-cousines : Mathieu est né dans une famille nombreuse, très nombreuse, qui s’est agrégée autour de lui comme des électrons autour du noyau de l’atome. Pas besoin d’une maman, non, ça ne lui manquait pas vraiment.

Un papa non plus d’ailleurs. Mathieu adorait ses grands-pères. J’avais du le consoler des heures quand le père de nos pères a disparu. Des semaines qu’il me serinait de prier, plus fort, encore plus fort, fais un effort, brûle ta poupée préférée. Je serrais les paumes jusqu’à m’en faire mal, je me concentrais, mais ça n’avait pas suffit, il était mort quand même, et Mathieu pleurait, pleurait, pleurait. Jésus est un sale menteur, je me disais, en même temps que je me creusais la tête pour trouver comment le distraire. J’avais appris à faire des gâteaux, des truffes au chocolat, à jouer Mozart au piano, j’avais même volé le couteau-suisse de notre autre grand-père pour l’offrir à mon faux-frère. Jésus est un sale menteur qui n’existe même pas. Mais ça, je ne lui disais pas.

Mathieu habitait avec nous depuis que sa mère avait renoncé à rattraper le temps perdu. Une fois la rééducation terminée, on lui avait proposé de partir travailler au Brésil. Mathieu avait dit pas question que je vienne, et pas question non plus de faire semblant que tu sois ma mère, madame. Elle ne connaissait plus son fils et c’était trop difficile alors elle avait accepté, quand tout le monde lui conseillait de se battre, de rester, de prendre du temps pour l’apprivoiser. La situation n’avait jamais fait partie de son plan, veuve avec un enfant, qui la rejetait qui plus est. Toutes ses années de coma ne l’avaient pas adoucie. Les gosses… elle avait déjà élevé sa ribambelle de frères et soeurs, alors même si elle se souvenait vaguement de la tendresse et de la bonne humeur autour de son bébé juste après qu’il soit né, quand son mari l’entourait, l’embrassait, la faisait rire, attrapait l’enfant comme un précieux paquet… Merde, il lui manquait trop, cet imbécile de mort.

Elle était partie, et Mathieu est venu vivre à la maison. Je crois qu’il aurait mieux aimé rester avec nos grands-parents à la campagne, mais il y avait des soucis avec l’usine alors le conseil de famille avait décidé. Moi, j’étais enchantée. Il était grand, il savait lire et nous raconter des histoires qui font peur. Il nous disait qu’il avait un bras en acier et qu’il ne craignait pas le supplice du poignet. Il avait toujours le dernier mot. Il jouait au ping-pong mieux que tout le monde, sa mère lui envoyait des cassettes pour le walkman qu’elle lui avait offert pour son anniversaire et il venait me les faire écouter quand j’étais déjà couchée. Bowie. Blondie. Les Rolling Stones. J’étais amoureuse de lui, et le jour où j’avais enfin osé lui dire il avait souri – mais enfin c’est impossible, tu es ma fausse-soeur, ma double-cousine !

Alors ça. J’ai fait des études scientifiques juste pour être capable de définir la nuance.

Encore aujourd’hui, c’est notre meilleur terrain de jeu. L’ADN. La généalogie. Quatre grands-parents en commun, hey. Même pas besoin de se piquer à l’épingle pour faire de nous des frères de sang, vous savez.

Pendant ce temps à Vera Cruz, j’aimerais beaucoup que les gens arrêtent de s’ébahir quand on leur dit que je suis gentille. Voire quand ils le réalisent tout seuls. Sans déconner !

No Comments Yet.

Leave a Reply

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *